L'équité

La justice universelle défendue par la loi n’est pas infaillible. Pour tenir compte des cas particuliers, il faut parfois l’interpréter pour la corriger.

Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude.

Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner.

La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité.

Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question.

Aristote, Ethique à Nicomaque, V

L'essentiel

Les lois humaines sont soumises à des exigences contradictoires :

– D’une part elles doivent être suffisamment générales pour s’appliquer à tous et ne pas être injustes ;

– D’autre part elles doivent être suffisamment précises pour tenir compte des cas particuliers et s’adapter à toutes les situations, là aussi pour ne pas être injustes.

Face à une telle complexité, aucune loi ne peut être parfaite. Et la justice légale doit être corrigée par des interprètes du droit, qui en adaptent l’esprit et se montrent équitables.

Dans le vocabulaire contemporain, de telles interprétations sont appelées « jurisprudence« , et sont rédigées par des juridictions suprêmes (comme la Cour de Cassation ou le Conseil d’Etat en France).

 

 

 

Des ressources pour aller plus loin

La souplesse de la loi

« Pour toutes les choses indéterminées, la loi doit rester indéterminée comme elles, pareille à la règle de plomb dont on se sert dans l’architecture de Lesbos. Cette règle, on le sait, se plie et s’accommode à la forme de la pierre qu’elle mesure et ne reste point rigide ; et c’est ainsi que le décret spécial s’accommode aux affaires diverses qui se présentent. »

– Aristote, Ethique à Nicomaque, V

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Texte Intégral

Ethique à Nicomaque, Livre V

Aristote

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Résumé du corrigé :

Plan du texte

Première partie : Définition de ce qu’est l’équitable (Paragraphe 1)

  • « Ce qui fait la difficulté… » à « …s’y applique avec rectitude. »
  • Distinction entre l’universel de la loi et le particulier des situations concrètes.
  • Description du problème : la loi peut devenir injustice si elle est appliquée sans souplesse.

Deuxième partie : Pourquoi la loi peut devenir injuste (Paragraphe 2)

  • « Dans les matières… » à « …cela peut entraîner. »
  • La justice mise en oeuvre par la loi repose sur des généralités, qui peuvent s’appliquer aux cas fréquents.
  • Mais pour les cas particuliers, l’application aveugle de la loi peut commettre des erreurs.

Troisième partie : Ce n’est pas une question de justice mais de nature (Paragraphe 3)

  • « La loi n’en est… » à « …ce caractère d’irrégularité. »
  • Il est normal que des cas particuliers adviennent, car la vie est faite d’irrégularités.
  • Le problème posé n’est donc pas proprement moral, mais plutôt logique et physique : comment accorder l’universel et le particulier ?

Quatrième partie : Proposition de solution (Paragraphe 4)

  • « Quand, par la suite… » à « …le cas en question. »
  • Aristote propose une solution pragmatique : plutôt que de complètement remettre en cause l’universalité des lois, on peut simplement créer des mécanismes de correction pour les cas particuliers.
  • L’équité, c’est l’interprétation de la loi pour rester fidèle à son esprit plutôt qu’à sa lettre.
Thèse du texte

Aristote soutient que l’équitable est une interprétation nécessaire de la loi,  pour traiter les cas particuliers qui échappent aux formulations trop générales du droit.

 

Thèse adverse :

Thomas Hobbes : la sécurité juridique exige une application littérale de la loi.

Problématique

Comment concilier la nature universelle et générale de la loi avec la diversité et la complexité des situations particulières qui surgissent dans la vie pratique ?

Intérêt philosophique et enjeux

💡Enjeu judiciaire : Le texte justifie philosophiquement le rôle des juges qui doivent parfois aller au-delà de la lettre de la loi pour en respecter l’esprit. C’est le fondement théorique du pouvoir d’appréciation des magistrats face aux cas particuliers, et de l’existence d’une jurisprudence.

💡Enjeu philosophique : Derrière la question du juste se trouve la question, souvent présente chez Aristote, de notre rapport à la nature. Peut-on la résumer par des lois universelles, ou est-elle le règne du particulier et de l’irrégularité ?

Pièges et difficultés

🚫 Erreur 1 : Faire comme si la thèse d’Aristote était évidente. Paraphraser le texte en soulignant sa logique et sa pertinence, sans tenter d’en tester vraiment les limites.

🚫 Erreur 2 : Négliger la méthode aristotélicienne : Ne pas relever comment Aristote procède par observation des cas concrets pour remonter aux principes.

🚫 Erreur 3 : Oublier la dimension politique : L’équité chez Aristote s’inscrit plus largement dans une réflexion politique plus large sur les lois et la façon dont elles peuvent défendre le bien commun et la cité.

Mobiliser ses connaissances

📌 Platon (en contraste avec Aristote) : la justice idéale versus la justice pratique.

📌 Rousseau, pour sa réflexion sur la volonté générale, qui apporte une autre perspective sur l’opposition entre universel et particulier.

Objections au texte
  • Risque d’arbitraire et de corruption : En autorisant une correction de la loi par l’équité, Aristote ouvre potentiellement la porte à une application subjective et imprévisible de la justice. Et il rend possible la corruption dans l’application de la jurisprudence.
  • Légitimité contestable de l’équité : Le correctif équitable peut être vu comme une usurpation du pouvoir législatif démocratiquement élu par des juges qui n’ont pas cette légitimité.
Éléments pour l'introduction

    En 1915, deux voisins s’attaquent en justice. L’un d’entre eux a pour passion les ballons dirigeables. Et l’autre ne supporte pas de voir des ballons flotter dans le quartier. Alors il choisit de remplacer sa clôture par des piquets pointus de 16 mètres de haut pour percer les ballons gêneurs. Face à cette situation, les juges doivent trancher : faut-il appliquer simplement la loi, qui autorise n’importe qui à installer une clôture chez lui  ? Ou faut-il reconnaître que cette clôture est un cas particulier, car elle a été installée uniquement dans le but de nuire ? Entre d’autres termes : comment concilier la rigueur nécessaire de la loi avec la diversité infinie des situations humaines ? Dans cet extrait de l’Éthique à Nicomaque, Aristote aborde cette tension fondamentale en proposant une solution : l’équitable. Pour lui, il est nécessiare d’interpréter la loi s’assurer qu’on reste fidèle à son esprit (plutôt qu’à sa lettre), quitte à apporter des corrections indispensables pour adapter la loi aux cas particuliers. Nous analyserons d’abord comment Aristote établit la nature même de l’équité comme correctif légitime de la justice légale, puis nous examinerons sa conception de la loi comme nécessairement générale et donc imparfaite. Enfin, nous verrons comment il justifie la possibilité d’interpréter la volonté du législateur face aux cas non prévus, ouvrant ainsi la voie à une conception dynamique et vivante du droit.