La perversion du spectateur
La misère humaine est insupportable dans la vie réelle, et pourtant nous adorons le théâtre et ses tragédies.
Pourquoi l’homme veut-il s’affliger en contemplant des aventures tragiques et lamentables, qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir ? Et cependant, spectateur, il veut de ce spectacle ressentir l’affliction, et en cette affliction consiste son plaisir. Qu’est-ce là, sinon une pitoyable folie ? Car nous sommes d’autant plus émus que nous sommes moins guéris de ces passions. Quand on souffre soi-même, on nomme ordinairement cela misère, et quand on partage les souffrances d’autrui, pitié.
Mais quelle est cette pitié inspirée par les fictions de la scène ? Ce n’est pas à aider autrui que le spectateur est incité, mais seulement à s’affliger, et il aime l’auteur de ces fictions dans la mesure où elles l’affligent. Si le spectacle de ces malheurs antiques ou fabuleux ne l’attriste pas, il se retire avec des paroles de mépris et de critique. S’il éprouve de la tristesse, il demeure là, attentif et joyeux. Ce sont donc les larmes et les impressions douloureuses que nous aimons.
Sans doute tout homme cherche la joie. Il ne plaît à personne d’être malheureux, mais on aime éprouver de la pitié, et, comme la pitié ne va pas sans douleur, n’est-ce pas pour cette seule raison que la douleur est aimée ? Ce phénomène a sa source dans l’amitié que les hommes ont les uns pour les autres.
L'essentiel
Ce texte tient, en parallèle, deux réflexions différentes et complémentaires :
– D’une part, il reprend un sujet classique en philosophie, celui du paradoxe du plaisir tragique. Comment se fait-il que nous prenions autant de plaisir à voir des souffrances qui, dans le monde réel, nous feraient horreur ?
– D’autre part, il étudie la nature humaine dans son rapport à autrui, en s’intéressant aux ressorts de la pitié et de l’amitié.
Cette analyse préfigure une critique du spectacle comme aliénation : en aimant la douleur fictive sous couvert de pitié, nous détournons l’amitié humaine de sa fin véritable et cultivons une sensibilité stérile, symptôme de notre éloignement de Dieu.
Des ressources pour aller plus loin
Plaisir et souffrance
« Les spectacles du théâtre me ravissaient : ils étaient pleins des images de mes misères et des substances où j’alimentais le feu qui me dévorait. »





